Etranges créatures que sont les Cygnes Noirs. Notre rapport à eux peut être vécu tantôt (très) agréablement, tantôt (très) négativement. Mieux les comprendre permettrait idéalement de ne pas avoir à les subir, car ils peuvent faire de sérieux dégâts ! Les apprivoiser serait très à la mode… en espérant qu’elle dure. On s’y met ? Il est des livres qui vous giflent. Le Cygne Noir de Nassim Nicholas Taleb est de cela, tant il questionne notre rapport aux évènements, notamment notre relation au hasard. La métaphore du cygne noir renvoie à notre cécité face aux choses imprévues dont l’impact est fort, d’autant quand elles sont non conformes à nos attentes, et sur lesquelles a posteriori nous formulons des explications concernant leurs survenues (car ces explications rassurent davantage qu’elles apportent des éléments logiques et rationnels, et que l’humain aime fondamentalement les histoires, pour faire court) : un krach boursier, un succès en librairie, une rupture sentimentale, une invention, un attentat etc. Le problème du Cygne Noir est donc fondamentalement psychologique, avant d’être mathématique et notamment statistique. Imaginez : vos relations avec votre belle-mère sont particulièrement tendues (chers lecteurs je ne suis pas en train de détourner ce billet pour parler de mes problèmes : les relations avec ma belle-mère sont bonnes, tout comme celles de ma compagne avec ma mère… enfin je crois). Vous lui rendez visite avec votre compagnon/compagne, et vous vous attendez à ce que, une fois encore, elle vous lance quelques piques bien placées, comme à chaque visite. Cela fait 10 ans que ça dure, votre résignation vous fait dire que cela vous passe au dessus, mais le sujet a pu semer de vifs conflits familiaux. C’est inattendu : pour la première fois elle est vraiment adorable, avec vous et même avec les autres ! Agréable surprise générale, qui laisse tout le monde pantois. Vous vivez un Cygne Noir positif, comme le reste de la famille. Si elle avait eu la méchanceté de d’habitude, on aurait parlé de Cygne Blanc : c’était largement prédictible, puisqu’à chaque fois c’est comme ça. Et si, pour la première fois en 10 ans, devant toute la famille réunie, vous lui aviez cloué le bec en balançant ce que vous aviez sur le cœur – alors que personne ne s’y attendait – vous auriez généré un Cygne Noir : très probablement négatif pour la belle-mère (quand même, il faut encaisser), positif ou négatif selon le point de vue des autres (des pensées intérieures comme « bien fait pour elle ! » à l’échange vif sur le coup avec quelqu’un du style « mais ça va pas non ?!! Tu as pété un câble ou quoi ?!?! »). Il est important ici de comprendre que c’est l’attitude et le ressenti des individus qui déterminent la « couleur » du Cygne et son côté positif ou négatif. Seulement voilà, vu le fonctionnement du cerveau « par défaut » et notre culture aux modèles déterministes – l’un n’allant pas sans l’autre – nous sommes devenus littéralement des handicapés de la gestion de l’incertain. Et puisque le monde que nous avons créé est de plus en plus complexe et que nous le gérons de manière simpliste, nous sommes à grande échelle de plus en plus exposés aux Cygnes Noirs négatifs, plus nombreux et plus forts (les conséquences des dérèglements climatiques par exemple, menaces terroristes liées aux chocs de civilisation etc.). Le monde que nous avons créé témoigne de notre niveau de réflexion, mais les problèmes qu’ils engendrent ne sauraient être résolus à ce même niveau. Albert Einstein Et les Cygnes Gris alors, c’est quoi ? Ce sont les évènements rares mais qui restent anticipable, sans toutefois être précis. Par exemple sur la situation précédente, un cousin, Kevin, se doutait bien qu’un jour, vu le contexte, quelqu’un allait craquer et « exploser » face à Kimberley (le rédacteur conserve encore cette liberté de choix des prénoms). Il en avait d’ailleurs parlé à oncle Jason (qui ne l’avait pas écouté et pour qui d’ailleurs tout allait bien). Mais cousin Kevin ne savait ni quand, ni qui, ni où précisément. Il a donc juste été moins surpris que les autres (et pour tout dire, comme il déteste Kimberley, il n’attendait que cela le bougre). Au plan scientifique, il existe des outils statistiques complexes qui ont pour objet d’étude ces fameux Cygnes Gris. Les Cygnes Noirs quant à eux, pour tout le monde, c’est l’inconnu inconnu, même pour les meilleurs mathématiciens (certains ne seront pas d’accord/pas content de cela, c’est bien le fond du problème : l’acceptation de l’inconnu).
Résumons nous : j’appelle Cygne Blanc ce que je vis comme familier, courant, ce qui m’est simple et connu. Un Cygne Gris est un événement rare à fort impact (positif ou négatif), que je peux anticiper mais dont les contours sont flous. Un Cygne Noir est ce qui me/nous tombe dessus de manière imprévisible (je ne l’avais pas vu venir) et qui influence profondément le cours des évènements (en positif ou négatif). Les attentats récents en France étaient des Cygnes Noirs pour la majorité des gens, mais des Cygnes Gris pour les services de renseignement. J’appelle donc Cygne Noir ce que je vis comme exceptionnel, qui m’est complexe et inconnu et qui impacte de façon conséquente ma vie. Certains Cygnes Noirs deviennent Gris, voire Blancs, lorsqu’enfin on envisage les conséquences probables d’une situation et notre capacité à les assumer (et mettre en place le cas échéant des moyens adéquats). Les Cygnes Noirs ont un avantage majeur : ils sont censés nous faire réfléchir et apprendre. Sauf que l’apprentissage ici concerne celui de la gestion des risques, c’est-à-dire notre attitude face aux situations de non-maitrise. Or c’est un penchant humain fallacieux : nous n’avons pas trop envie d’en entendre parler, surtout les risques déplaisants ! Nous préférons confier entièrement cela aux experts (experts des Cygnes Gris, au mieux)… mais cela ne change rien au problème des Cygnes Noirs, ingérables et même démultipliés par la peur. Eclaircir les Cygnes Noirs et réduire l’incertitude pour s’amuser avec elle n’appartient pourtant qu’à nous. Le cerveau dispose de structures et réseaux pour nous adapter face à la nouveauté, et permettre de « débiaiser » nos raisonnements farfelus (Riadh Lebib avait exposé quelques biais cognitifs dans un précédent article), de lâcher prise. Cela s’apprend (c’est l’apport des neurosciences cognitives notamment). Si nous avons l’équipement cérébral pour faire face à l’inconnu, c’est que cet inconnu existe. Pourquoi ne pas en tenir compte ? Pourquoi vouloir tout contrôler, tout maitriser ? Pourquoi tant de certitudes sur les modèles déterministes et pourquoi les suivons-nous aveuglément ? Les Cygnes Noirs sont d’abord fabriqués dans les têtes. L’incertitude est là, elle a toujours existé : accepter de ne pas tout savoir et tout maitriser, c’est cesser de rester figé dans des schémas de pensée sclérosants pour emprunter d’autres voies et penser le monde autrement. Chacun de nous est potentiellement un Cygne Noir positif, capable de surprendre les autres (et soi-même) et de changer le cours des choses par l’expression de ses aptitudes et de sa lucidité. Je n’ai qu’une seule certitude, celle de vivre dans un monde d’incertitude. Chouette ! Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté. Winston Churchill
Cygnes Blancs, Cygnes Gris et Cygnes Noirs
Jouer avec l’imprévisible
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